Combat de nègre et de chiens

Publié le par cabaret voltaire

 

http://www.laboiteasorties.com/wp-content/uploads/2010/06/Combat-de-n%C3%A8gre-et-de-chiens.jpgCombat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès. Mise en scène de Michael Thalheimer. Théâtre national de la Colline.

Entre nuit noire et pénombre se détache, peu à peu, un lieu étrange et inquiétant. On croirait d’abord un ring. Illusion d’optique, que dissipent des silhouettes suspendues. En pente inclinée vers le fond de scène, le plateau creuse une profondeur, se mue en fosse, surmontée d’une coursive à la perspective troublante et trompeuse. Dans une sévérité géométrique et tranchante, voilà donc délimité ce « lieu du monde » qu’explore Bernard-Marie Koltès dans « Combat de nègre et de chiens ». Un chantier, quelque part en Afrique, où se bâtit une route, jamais finie, peut-être, dont on ne sait où elle doit mener. Lieu clos, que l’on devine enserré dans des barbelés. Lieu de labeur pour les uns, de peur, d’angoisse et de frustration pour les autres. Lieu agissant, lieu métaphore où le metteur en scène allemand Michael Thalheimer orchestre un ballet furieux. Il y a là Horn, le chef de chantier, un vieil homme impuissant, pathétique, pétri de préjugés, empêtré dans un paternalisme falot, joué avec une justesse déroutante par Charlie Nelson. Il y a Léone (Cécile Coustillac), tout juste débarquée, à son invitation, de ce Paris qu'elle n'a jamais quitté. Léone, naïve, paumée, bouleversée par cet univers inconnu, qui, dans sa bienveillance même, entretient elle aussi un rapport maladroit et fiévreux à l'altérité. Et puis il y a Cal, contremaître sadique et fêlé, chétif et frustré, dont Stefan Konarske déplie jusqu'à l'insoutenable le détraquement physique et nerveux. Cal terrorisé, dont l'hystérie et l'agressivité raciste sont déchaînées par ce cadavre qu'il a sur la conscience, celui d'un ouvrier noir sur lequel il a tiré, avant de faire disparaître son corps.

Ce corps, invisible, jamais figuré, est pourtant omniprésent. Est-ce lui qui hante ces trois Blancs terrifiés par l'un des siens, Alboury, ce rôdeur insaisissable venu le réclamer ? Ici, Alboury se déploie en un chœur de dix Noirs, dont se détache par intermittence un homme (Jean-Baptiste Anoumon). Voix collective et énigmatique, qui cristallise le face à face chromatique, en même temps qu'elle le brouille et qu'elle le dépasse. Plus qu'un protagoniste, Alboury offre dans cette mise en scène un écran de projection des peurs, des clichés et des fantasmes de Horn, Cal et Léone.

Bernard-Marie Koltès disait de cette pièce qu'elle ne « parle pas de l'Afrique ni des Noirs ». Michael Talheimer traduit parfaitement ce paradoxe. Comme dans le film « Caché », de Michael Haneke, auquel il se réfère explicitement, c'est de l'Europe et des Européens qu'il nous parle, de cette culpabilité refoulée mêlée d'effroi que la colonisation a laissé, comme un lourd secret de famille, en héritage. « Combat de nègres et de chiens », insistait Koltès, n'est pas un manifeste anticolonialiste. Ici ce sont nos murs intérieurs qui sont mis à nu, jusque dans l'impossible rencontre entre Alboury et Léone, jusque dans l'impasse du désir de métamorphose qui brûle cette femme. Ces choix artistiques et politiques sont servis par une belle intelligence du texte, et l'on a plaisir à redécouvrir toutes les tensions et les nuances de la partition koltésienne, entre humour cruel, luttes intérieures et silences glaçants.

Rosa Moussaoui

 

 

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